TEXTES DE BASE
Je n'ai pas deux grands boeufs blancs dans mon étable. Non seulement je n'ai pas d'étable, mais dans cette étable je n'ai pas deux grands boeufs blancs dans mon étable. Et non seulement je n'ai pas deux grands boeufs blancs dans mon étable, mais ces deux grands boeufs blancs ne sont pas deux grands boeufs blancs marqués ( ou tachés) de roux. Le reste, la suite, ce qui suit, ne vous regarde pas. Tout ce que vous pouvez savoir , tout ce que vous avez le droit de savoir, je vous l'ai dit. Mes deux grands boeufs, les deux boeufs que je vois que j'ai sur cette route sont deux deux grands boeufs blancs ou deux grands boeufs roux, tout l'un ou tout l'autre, tout blancs ou tout roux , sans nulle tache, de l'un dans l'autre. Sans aucune marque. Immaculés blancs ou immaculés roux. Préférentiellement blancs, immaculés blancs. Ou plutôt blancs blonds, blonds, parfaitement blonds fauves, la couleur des blés murs. Blonds dorés. Cette tache, cette marque , cette macule, (toutes) ces taches, (toutes) ces marques , du roux dans du blond, du blond ( aussi bien) dans du roux, pour faire la tache, pour faire de la marque, pour faire du pittoresque, encore, et toujours, du sale, du misérable, du misérable, du pittoresque pittoresque, tout ça c'est encore du romantisme, encore et toujours du romantisme, d'un temps romantique, d'un âge romantique, d'un auteur, d'un chansonnier romantique, du temps de romantisme.
Nos boeufs à nous sont forcément des boeufs tout blancs. Ou tout roux. Mais je les aime mieux tout blancs. Notre classique exige, impérieusement, rigoureusement, qu'ils soient tout d'un couleur. Et naturellement ( aussi ) qu'ils soient tous les deux ( entièrement ) de la même couleur. Autrement nos retomberions, sous une autre forme, par ce biais ( c'est le cas de le dire ) , dans l'arlequinade italienne, dans le pantalon et dans la pantalonnade, dans le bigarré, dans la bigarrue, systématique, dans polychromie, enfin dans tout ce qui a fini par faire et constituer cette exécrable romantisme.
Charles PEGUY
Deuxième Elégie XXX
Gallimard 1955